On était au vent de la bouée, on avait fait le dos rond dans la tempête puis on avait laissé filer. Deux jours, trois nuits. Il y avait gros temps, je n’allais pas tarder à retrouver le grain. Je dormais encore dix minutes, dix minutes par heure, 240 minutes par jour, je voulais tout faire comme lui. Peut-être que j’avais des chiffres rouges dans la tête ou un cadran solaire. Je sais que j’avais des lumières comme des douleurs interpaupières, c’était l’orage.
C’était la nuit d’avant ou bien celle-ci. Je ne faisais plus la différence. J’étais dans ma banette, j’avais mis mon thermos dans mon duvet pour tenir chaud à mes chaussettes. C’était la nuit d’après, mes chaussettes étaient dures, mon thermos avait froid. J’avais suivi un marin.
Un marin, c’est quoi ? Un pull qui gratte ? Un homme aux yeux flous qui ne te voit pas quand il te regarde ? Non, un homme qui te confond avec l’horizon, le paysage. Un homme qui te fait croire que tu es bleu outremer et plurielle comme les terres qu’il a découvertes. Donc un poète. Mais muet. Un marin, c’est un homme qui penche ? Non, un homme aux mains dures. Un pas bavard ? Il y a le bruit du winch quand même. Un homme avec un crampon à la taille ? Ça s’appelle un filin. Parfois, ensemble, on regarde la lune. Il ne porte jamais son filin. C’est un homme qui va tomber ? Non, un homme comme un élément. Mais stable. Un homme qui n’est pas là ? Non, un homme qui t’embarque. Il te prend, il te cadre. C’est du vrai. L’homme d’une femme, pas d’un port. Dans le marin, je connais très bien le montagnard.
Il me réveille. « Viens, allez ! » « Moi ? » « On repart ! » Il faut se lever, manger, boire, avoir chaud. Normalement on fait des quarts. « Pense à te mettre sur tes carres, il me dit. Pas comme hier, pas la bêtise d’hier ! » Il sourit. Je vois ses dents comme des reflets. Je comprends rien. Mes peaux de phoque sautent dans l’eau, tout autour du bateau. Elles enlacent la coque de leur plancton de neige, chouette, de la poésie. « Réveille-toi ! » me dit-il. En fait, il parle tout le temps ? « Debout ! Allez, c’est l’heure ! » Au radar, le café, le morceau de pain, il me tend une grosse soupe. Mais qui navigue s’il est là avec moi ? Sur le pont, qui navigue ? J’enfile mon baudrier : un marin qui m’encorde ? Pas dire corde, pas dire corde. Qui m’attache. « Je prends le boot ? » dis-je doucement. Pas de chance, c’était l’écoute. Il me noue, me harnache. J’ai l’impression qu’on va encore tirer des bords. Crampons aux pieds, « Oui oui, j’arrive, je sors ! » Mais si je glissais encore ? Il resserre ma frontale, il vérifie mon casque. Il me demande « On est bon ? » Lui oui, moi je ne sais pas. Il pousse le battant. Dehors c’est la nuit noire, des étoiles comme un lustre, il me fait le grand jeu. La mer est verticale. On part en course. D’abord, on va à l’attaque. Il faut une heure. Après, « dans sept à neuf heures, c’est là qu’on sera », dit-il, son gant tendu vers le sommet plâtré. À bâbord, il est là, je le vois : 3 422 mètres, c’est la Dent du Requin. À tribord, le refuge que l’on vient de quitter. En tête, lui. Je sens qu’il est désormais ma grand-voile. On est sur le même bateau, le cliquetis du winch à l’accroche de mon casque et les embruns de neige comme des poissons volants qui vont nous éclairer jusqu’à notre arrivée.
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