À chaque fois que je suis en mer, au large, loin des points de repère fixes qui permettent de s’ancrer dans la sécurité du quotidien, je me demande ce que je fais là. Loin de tous ceux que j’aime qui ont accompagné et guidé ma vie, face à un corps douloureux qu’il faut remettre en exercice au moment où il aspire au repos, le regard sur une mer ou un ciel qui dans quelques heures me donnera des frissons d’angoisse, le ventre noué par le prochain classement ou le prochain fichier de prévision météo qui concrétisera la pertinence ou l’inéquation de mes derniers choix. À chaque fois, les mêmes questions et à chaque fois les mêmes réponses puis le même sourire. Le sourire que je sens illuminer ce visage que je devine mais ne vois plus depuis que je peux regarder le reflet de mes sentiments dans la nature qui m’entoure et m’ingère. Je retrouve ce qui nous a faits et que depuis nous oublions. Nous marchandons contre une protection qui, poussée à l’extrême, nous anesthésie.
Au large citoyen !
Au large, les barrières quotidiennes qui font notre confort physique et psychique, sont dissoutes par le sel et le vent. Le bout qui nous attache à nos proches, à nos collègues, à nos concitoyens se distend et se réduit aux échanges essentiels au maintien du lien. Les lois et les règles se limitent à quelques pages d’instructions nautiques et de course.
Au large, les skippers reconstruisent leur environnement humain, un peu comme un mini Sim City, largement préparé en amont mais qui se développe au fur et à mesure des milles et des incidents parcourus puis au gré de leurs propres objectifs. Nous sommes dans la 7e dimension, celle où nous avons gagné notre liberté sur l’espace et le temps, les hommes et la nature. C’est cette liberté que je réalise, que je mets au centre de ma vie au grand large, qui me donne la banane et me rappelle pourquoi je suis là en train de m’accrocher à mon siège de veille, la tendinite de mon épaule droite me lançant dans tout le bras, les pieds mouillés et gelés, le bol de nouilles chinoises froides à la main et le crépuscule tombant sur les 35 nœuds de brise, la mer hachée et mon fier IMOCA toutes les voiles dehors… La nuit va être terrible dans tous les sens du terme !
L’emprise des sens
La course au large nous permet de naviguer dans un cadre « vaguement » défini, tracé par des balises de positionnement qui, en permanence, informent sur notre position géographique mais sans vision du relief mouvant sous nos pieds et – plus souvent – sous nos fesses et qui transforme une belle autoroute virtuelle en chemin défoncé de montagne… Un point mouvant sur la carte d’une Application et ses indicateurs de vent et de performance masquent le côté essentiellement et profondément humain de notre sport. À part la bascule latérale de nos quilles qui, longues de 4,50 mètres, pèsent plus de 3,5 tonnes, et le pilote automatique qui permet de barrer le bateau selon un cap ou un angle de vent 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, toutes les manœuvres s’exécutent manuellement et se décident mentalement. Nos abaques et polaires sont nos guides théoriques mais la vie réelle en mer est dictée par nos sens et notre mental… Quand il arrive à prendre les commandes à notre moral ! Chaque course transatlantique m’est un révélateur de la capacité de l’être humain à percevoir, analyser instinctivement, agir, résister et en général à faire face intelligemment en toutes circonstances. Mon engagement professionnel dans le numérique et son développement dans le cadre de la santé ne font que renforcer mon admiration pour la pertinence et la cohérence de l’humain. Nous sommes toutes et tous d’incroyables machines à survivre et vivre dans une nature multiple et changeante grâce à notre perception de cet environnement et à nos capacités d’adaptation. Pour être très concrets, en mer, au large, en autonomie complète, tout part de nos sens et je vous invite à faire le parallèle avec vos vies personnelles et professionnelles. Les sens, ça vous donne le sentiment d’être vivant et d’exercer cette liberté. Difficile de classer ses sens dans un ordre d’importance tant tous sont critiques. En course au large, ils m’offrent un bruit de fond rassurant, des sensations de bien-être et de liberté mais sont aussi des systèmes d’alerte redoutables et essentiels entraînant stress et réactions brutales grâce aux déflagrations d’adrénaline qui mobilisent d’un coup tout notre corps.
L’ouïe est pour moi le sens le plus sollicité. Le silence vous le trouvez en montagne ou dans le désert mais en mer et même par calme plat, il y a toujours du bruit. Construits en carbone, nos bateaux sont des caisses de résonance et le vent dans les oreilles crée un fond sonore continu dès que la tête y est exposée. Avec l’habitude nous sommes capables de savoir en fonction de la musique que joue notre bateau si la vitesse est bonne, avec les sifflements dans le gréement si les réglages de tension sont bons. Mais la fonction la plus importante de l’ouïe, c’est le rôle d’alerte. Un nouveau bruit, qu’il soit ponctuel ou régulier, est mauvais signe, indique que quelque chose a bougé, s’est cassé, s’est coincé dans la quille ou une dérive… Tant que la source de ce nouveau bruit ne sera pas identifiée, il n’y aura pas de repos – pourtant déjà mis à mal – pour le skipper.
Le toucher est également un sens essentiel à notre pratique. Une traction ou une résistance anormale lors d’une manœuvre veut dire qu’un bout est coincé ou qu’il est temps de changer de voile, les bras sont des tensiomètres remarquables, et les fesses aussi ! Je passe beaucoup plus de temps assis que debout – ou à quatre pattes –, que ce soit à la barre ou sur mon siège de veille, et mon « fondement » m’indique la gîte du bateau, l’état de la mer… et parfois aussi sa température ! La pression du vent sur la peau est une perception permettant de mesurer sa force et s’il est facile de la confirmer avec les instruments de mesure du bord, le corps est beaucoup plus précis dans les conditions de vent très faible pour profiter instantanément de chacune de ses inflexions. Le toucher est une indication clé pour régler correctement le bateau et aller à son maximum de vitesse.
L’odorat est lui surtout utilisé comme alerte en cas de fumée de court-circuit (ou d’oubli de la gamelle sur le réchaud !) ou de chauffe d’un élément mécanique, mais l’odeur forte d’iode permet de repérer les poissons volants échoués sur le bateau et une bouffée puissante de poisson pas frais peut vous alerter sur le souffle – trop ! – proche d’un cétacé.
Le goût du sang va vous rappeler à l’ordre si vous heurtez une nouvelle fois le rail de « matossage » utilisé pour déplacer facilement le matériel d’un bord à l’autre pour équilibrer le bateau. En général, au bout de quelques jours, on arrive à éviter les obstacles courants en se courbant en deux ou trois. Mais une brusque embardée ou une casquette sur la tête et les repères sont perdus et ça énerve. Le goût permanent que l’on a dans la bouche et dans tous les pores de la peau, c’est celui du sel. Il est partout et conserve la moiteur qui gratte dans les vêtements qui protègent et ceux du dessous. L’eau salée est partout sur nos navires qui mouillent énormément – mais j’ai l’habitude après sept ans de navigation en trimaran Multi 50 –, et elle affecte aussi un sens essentiel à la performance : la vue.
La vue commence à être intermédiée par des systèmes vidéo et un jeu de caméras extérieures sur les derniers IMOCA à foils et cockpit fermé qui font des moyennes de vitesse difficilement compatibles avec la sortie d’une tête sur le pont. Cependant les voiles se règlent encore avec des penons qui visualisent la turbulence du vent sur nos profils et un coup d’œil va permettre d’estimer l’état de la mer. La vue est aussi un élément clé pour gréer rapidement les voiles d’avant et pour comprendre et régler tous les problèmes externes : voiles ou rails endommagés, prise de détritus dans les appendices… Il y a de plus en plus de bazar qui traîne dans nos belles eaux marines.
Nos perceptions vont nous permettre de naviguer au mieux mais il s’agit aussi de savoir les déconnecter quand elles sont facteur de mauvais stress. Ma recette pour retrouver une certaine sérénité quand les conditions sont vraiment chaudes et que le ventre commence à se nouer un peu trop fort, c’est de mettre mon casque audio et d’écouter fort une bonne playlist rock. D’un seul coup de baguette magique, le spectacle devient virtuel comme devant son grand écran. Son propre corps, sa propre présence étant comme retirés de l’action. Le seul hic, c’est que l’ouïe est un instrument essentiel d’alerte, si quelque chose d’anormal subvient. Alors, souvent la musique accompagnera le coup de vent avec une petite enceinte Bluetooth accrochée dans le cockpit, histoire de conserver aussi la mélodie du navire chahuté.
Pour le sommeil, le droit à la déconnexion est exercé. En IMOCA, je profite du Fatboy ou de la banette mais je me rappelle les transats en solitaire en multicoque où le sommeil se prend pour quelques minutes seulement tout en restant exposé au vent afin de pouvoir réagir à ses changements brusques en force ou en direction, synonymes de danger de chavirage. Une des libertés premières que je retrouve au large, c’est de prendre le temps d’écouter et de jouir et jouer des sens que j’oublie trop souvent dans les turbulences mécaniques de la vie à terre.
Libre de choisir ses risques, de chercher ses limites
Ma liberté naît de mon besoin d’autonomie, de mon désir de prendre des risques – généralement mesurés et toujours assumés – et de ma volonté d’être responsable de ma vie.
En course au large en solitaire, la liberté nous expose : il n’est pas possible de demander à quelqu’un d’autre de wincher à sa place, pas possible de s’arrêter pour faire réparer ou de trouver un abri pour fuir la dépression qui n’en fait qu’à sa tête, pas de sable pour s’enfouir la tête dedans et attendre des matins meilleurs. Alors on fait face et on règle les problèmes car on n’a pas le choix si on veut continuer de jouir de cet espace de liberté en gardant toute son intégrité physique.
La liberté telle que je la recherche et la trouve au grand large. C’est sortir la tête et le corps de l’enveloppe protectrice de notre société, essentielle à tous, mais qui obstrue l’accès à des horizons pas si lointains et toujours plus forts avec le dépassement de soi, la perte de contrôle, la recherche de solutions à de nouveaux problèmes, l’adaptation et les choix.
La navigation sur nos voiliers taillés pour aller chercher l’extrême n’est pas l’approche de la limite mais son franchissement. Si vous ne risquez pas un départ au lof, un planté dans la vague que vous poursuivez, c’est que vous n’êtes pas au maximum des possibilités de votre bateau et que vous-même n’êtes pas mentalement au top. C’est beau mais c’est flippant, et j’avoue que ça fait du bien quand ça s’arrête un peu. À part pour certains « extraterrestres » qui arrivent à débrancher une partie de leur cerveau dès qu’il y a de la grosse brise. On a tous (en tout cas moi, c’est sûr) un jour passé la tête par la fenêtre d’une voiture ou d’un train (évitez les TGV !) roulant à vive allure et apprécié la sensation de ce vent, de cette fraîcheur, de cette pression s’échappant sur son visage, mais aussi de la crainte de rencontrer un obstacle improbable pourtant. Rappelez-vous cette impression de sécurité et de chaleur en rentrant la tête dans l’habitacle puis en fermant la fenêtre. Voilà, vous avez vécu 1 % de notre expérience. Alors imaginez les trois mois du Vendée Globe – même après dix transats en course, ça me calme dès que j’y pense. Ce qui m’a fait grandir dans la course au large, c’est la nécessité de faire des choix et d’en assumer les conséquences et les résultats. Le large, c’est l’école de la confiance en soi, et cette confiance est la base pour choisir, décider et apprendre la liberté. Arriver à naviguer sur un petit bateau, puis un plus gros, plus rapide et de plus en plus loin, en croisière puis en course. Toute notre éducation de marin, de chef de bord, de skipper de voilier de course passe par la capacité à faire des choix – et si possible les bons –, mais l’eau n’est pas bleue ou verte. Elle change de couleur en permanence en fonction des nuages, de sa profondeur, de la proximité des côtes, des bancs d’algues ou de plancton.
La liberté c’est choisir et décider…
La richesse de ma liberté se mesure au nombre de choix que j’ai l’opportunité de faire et donc, aux choix que je m’offre. N’hésitez pas à lever le nez et sortir des sentiers battus. Les chemins obligatoires sont nombreux, mais ils ne doivent pas vous conduire à penser qu’ils le sont tous. L’aventure est au coin de la rue pour peu qu’on l’y cherche. Ne fermez pas les portes ! La stratégie de course au large est plutôt une série de choix tactiques dans lesquels on essaye de ne pas s’enfermer, plutôt qu’une stratégie à long terme. Certaines options comme les routes nord ou sud pour une transat vers les Antilles sont des options contraignantes. Mais la plupart du temps on joue des petits coups sur les choix de voiles, de route pour quelques heures et on est en permanence prêt à adapter, voire à changer de tactique en fonction des conditions météorologiques, de mer, des options, des copains ou des contraintes techniques du bateau. Sans oublier le moral du skipper. La tempête dans la tête n’est pas la moindre à gérer et nombre de choix ne sont pas binaires, vert ou bleu.
. Attaquer ou rester prudent
. Privilégier rallier l’arrivée ou faire le spectacle
. Se reposer pour être lucide ou engranger des milles maintenant
. Profiter de l’adonnante ou aller chercher la bascule
. Manger lyophilisé ou se faire plaisir
. Garder encore un peu de grand Gennaker ou le rouler
. Profiter de l’angle du vent pour aller vite ou ralentir dans la mer cassante
. Faire l’effort physique maintenant ou soulager encore un peu sa tendinite
. Mettre Pat Metheny ou ACDC
. …
À chacun ses choix en fonction de ses objectifs, de sa forme et de sa lucidité, mère des bonnes décisions.
Libre de son temps et de partager
La Liberté il faut aller la chercher et s’y accrocher, mais avoir la possibilité de le faire est un privilège, et la moindre des choses c’est de le partager. Partager ces moments de galère ou de bonheur total. Partager ces instants où la fatigue vous anesthésie au point de vous écrouler sur place, et ceux où l’adrénaline vous permet d’escalader en pleine mer votre mât de 30 mètres. Partager ces moments d’angoisse devant le nouveau et l’inconnu ou ceux de plénitude devant la réparation miracle digne d’un superhéros qui permet de continuer le voyage. Chaque skipper en mer décide de l’usage de son temps, en fonction de ses objectifs mais aussi de ses valeurs et de ses envies. Nous avons cette Liberté et si, comme tout compétiteur, la plupart de mon temps est dédié à la recherche de la performance, je prends le temps qu’il faut pour partager. Partager avec tous les publics qui sont embarqués dans nos aventures et solidairement avec toutes celles et ceux qui sont fragiles ou exclus. Depuis quinze ans mes voiliers – Figaro 2, Class 40, Multi 50, Mini 6.50, IMOCA – portent le ruban rouge de la lutte contre le VIH. L’association AIDES, pour laquelle je milite, est maintenant également impliquée dans le dépistage du Covid-19 et l’accompagnement des personnes victimes du virus. La classe IMOCA et l’ensemble de ses skippers sont investis dans la lutte pour la protection des océans et pour faire de nos navires les ambassadeurs d’une industrie responsable. Je vous envoie à tous un peu de ce vent de liberté du grand large. Qu’il nous rende tous plus forts et responsables pour nous-mêmes et solidaires avec tous ceux qui partagent l’espace que nous offre notre jolie planète.
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