Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu peur de la mer. Elle me fascinait, m’attirait et me terrifiait à la fois. J’étais très jeune quand ma mère me raconta l’histoire tragique de son cousin, un homme d’une vingtaine d’années qui était mort au cours d’un exercice de plongée, en pleine mer. Je restais toujours au bord de l’eau, mon père ne savait pas nager, mes parents me répétaient que je ne devais pas aller où je n’avais pas pied et je regardais avec envie les nageurs qui fendaient la mer avec grâce et confiance, même par temps houleux. Je pouvais passer des heures, assise sur les rochers, sans jamais oser plonger. Le monde se divisait entre ceux qui n’avaient pas peur de la mer et les autres – dont je faisais partie, tout en ayant conscience de ce qui m’était retiré : j’avais honte de cet effroi, je me plaçais du côté du renoncement et de la défaite. Encore aujourd’hui, je ne peux pas partir en mer, monter à bord d’un bateau sans ressentir une peur profonde, viscérale, incontrôlable : j’imagine que je vais être engloutie. Ma plus grande crainte aura été de transmettre ma peur de la mer à mes enfants. Car moi aussi je les ai appelés pour leur demander de se rapprocher du bord quand ils s’éloignaient ; j’étais de ces mères qui passaient leurs journées sur le sable à surveiller leur progéniture ; moi aussi, je leur ai interdit de nager au-delà d’une certaine limite.
La mer a ses adeptes – et ses obsessionnels anxieux qui rêvent de la posséder sans y parvenir.
Les marins – et tous ceux qui répètent à l’envi qu’ils se sentent plus à l’aise en mer que sur terre, affirmant être dans leur élément – m’ont toujours éblouie, non pas parce qu’ils avaient réussi à apprivoiser ce qui me semblait indomptable mais parce qu’ils avaient assimilé la possibilité du non-retour, la réalité de l’incertitude sans pour autant renoncer, sans faillir. Il y a toujours eu quelque chose d’héroïque, dans mon esprit – un imaginaire d’écrivain, fixé à son bureau, claquemuré, avec parfois, pour seul horizon, une fenêtre avec vue sur la façade d’un immeuble, un mur, des toits –, chez Ceux qui partent, choisissent l’espace, la confrontation avec les éléments ; dans les deux cas, c’est une forme de fuite ; certains diraient « d’évasion » mais je ne crois pas que l’on puisse s’évader en s’éloignant, en naviguant, en écrivant, car c’est au milieu de nulle part, au cœur de notre solitude existentielle que l’on se confronte véritablement à sa condition d’homme, pleinement libre ou corseté à ses peurs, ses habitudes, ses certitudes – alors on est véritablement soi-même. Partir en mer/écrire s’apparenterait à une expédition intime, une exploration en eaux profondes dont on ressortirait exsangue ou grandi mais jamais inchangé et toujours, toujours modeste car écrire comme naviguer, c’est faire l’expérience de l’humilité.
Karine Tuil
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