À un terrien un tant soit peu romantique, le mot « balcon » évoque Roméo et Juliette, des rêveries de sérénades et peut-être d’échelles de soie lancées dans la nuit. À un lecteur, le Balcon en forêt de Julien Gracq et, dans un autre genre, Le Balcon de Jean Genet. Pour les marins, qui sont toujours un peu terriens et parfois lecteurs, le mot peut avoir ces connotations, mais il désigne d’abord cette partie, généralement chromée, du bateau au-delà de quoi il n’y a rien, ou plutôt tout : la mer, le ciel, les astres, l’horizon qui les délimite. Au-dessous, l’ancre qui rattache parfois à la terre, quand elle veut bien crocher (ce qui est le cas la plupart du temps, sauf quand elle est mouillée n’importe comment, la chaîne en tas par-dessus : ce qu’on voit trop souvent).
Commençons par des considérations triviales, pour n’avoir pas à y revenir. Ceux qui se souviennent du temps où les bateaux étaient petits et rustiques, sans électronique et même sans winches, sans parler d’autres commodités, se souviennent aussi que le balcon était le lieu où, caché sous le génois, on accomplissait une formalité quotidienne à laquelle sacrifient les plus humbles comme les plus grands de ce monde, mais qu’on préfère en général dissimuler aux regards. Tout ancien (ou très ancien) élève de l’école des Glénans sait bien ce que « balconner » veut dire. Je n’insiste pas, mais il me semblait nécessaire d’être aussi complet que possible sur cet extrême avant du bateau qui, comme le voulait Hugo, enferme du grotesque et du sublime. Élevons-nous, à présent, par paliers. Le balcon est le lieu d’où, assis devant l’étai, regardant vers le cockpit, on a l’impression que son bateau de dix mètres en mesure bien cinq de plus. Exaltation ! La forme de la coque se bombe et s’enfle jusqu’au maître-bau, puis fuit vers la poupe, très loin (déjà on ne comprend plus les mots que le barreur braille pourtant à votre intention), et puis après il y a le sillage. C’était aussi l’endroit où, à l’époque plus haut évoquée, assis en ciré, harnaché, les pieds bien calés (plus ou moins bien), on endraillait les mousquetons lors des changements de foc, trempé par les vagues qui se faisaient un plaisir d’emplir vos bottes. C’était le lieu où on était le plus proche des éléments, et parfois, en dépit de la griserie, on aurait aimé en être plus éloigné.
Maintenant, nous sommes par petit temps, il semble que le bateau soit collé à la mer, qui paraît presque visqueuse. Nous étions comme « a painted boat over a painted ocean », dit l’Ancient Mariner de Coleridge. Eh bien, penché à l’avant (des blanches caravelles !), fermement appuyé au balcon, c’est là qu’on s’aperçoit, à de légers friselis de l’eau, à un murmure, un froissement, un rebroussement, qu’on avance, malgré tout. Lentement, certes (et même il arrive qu’en fait on recule, si le courant s’y met), mais on avance sur l’eau – ce qui est réconfortant. Maintenant, c’est la nuit. Pas n’importe quelle nuit, mais c’est tout de même assez fréquent. Les feux de route répandent leurs petites lueurs vertes et rouges. C’est bien, ils marchent (la chose n’est jamais assurée). Et là, sous le balcon, le noir de la mer explose en étincelles, en longues traînées phosphorescentes, en escarboucles liquides, le soc de l’étrave ouvre un sillon de feu pâle (tiens, ça c’est un titre de Nabokov, je ne l’ai pas cherché mais, je l’ai dit, rien n’interdit d’être marin et lecteur, on ne se refait pas). C’est une petite aurore boréale portative.
Un jour, carrément couché à plat pont sous le balcon, je m’émerveillais des magnifiques trajectoires des dauphins qui se croisaient dans l’outremer devant l’étrave (il faut qu’il y ait un peu de brise et que le bateau aille assez vite, les dauphins qui sont des torpilles vivantes méprisent les traînards). Je laissais pendre mon bras gauche, sans doute dans le désir inconscient de me rapprocher de ces extraordinaires animaux. Ma montre, au bracelet usé, se détacha, tomba. C’était une assez belle montre, une Omega je crois. Ils sont si intelligents et joueurs, me dis-je un moment, qu’ils vont peut-être l’attraper dans leur bec et me la rapporter. Ils ne l’ont pas fait. C’était peut-être une preuve de leur intelligence. À quoi sert une montre dans le temps suspendu de la mer (à part à faire le point) ?
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