Lorsque l’on est un compétiteur, le dépassement de soi fait partie de notre quotidien. C’est notre credo. Une addiction. Le but est de repousser sans cesse nos limites, sans pour autant aller trop loin. Mais sommes-nous réellement capables de définir ces limites qui évoluent constamment ?
C’est l’expérience qui nous permet d’éviter d’aller trop loin à chaque fois que l’on se dépasse. Grâce à l’échec, on s’endurcit, notre mental s’accroît et notre envie se renforce. C’est bien l’envie d’aller plus loin qui nourrit cette force de se dépasser et cette soif de vouloir « toucher l’horizon ». Le dépassement de soi n’est toutefois pas réservé aux sportifs de haut niveau. Ce n’est pas forcément quelque chose de physique, c’est surtout quelque chose de mental. Un patient atteint d’une maladie doit se battre pour avancer et guérir, il se dépasse. Une personne qui améliore son temps pour réaliser un Rubik’s Cube doit faire appel à plusieurs de ses sens pour y arriver, il se dépasse.
Dans mon métier de coureur au large, le dépassement de soi c’est à chaque instant. Les gens arrivent assez vite à entendre et comprendre ce que l’on peut vivre à bord lorsque l’on est au large. En revanche, ils ont du mal à imaginer la quantité de travail (surréaliste) que représente la préparation d’une course à la voile, et encore plus celle d’un tour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance.
À terre, quand on a une petite équipe et peu de moyens financiers, on endosse le rôle de chef d’orchestre, et c’est un dépassement de soi à chaque moment. Il faut être capable de répondre à toutes les sollicitations et de s’entourer des bonnes personnes. Il faut savoir passer du coq à l’âne. D’une réunion de communication à la mise au point technique pour la création d’une pièce carbone, en passant par des calculs de besoin d’énergie afin de dimensionner un alternateur moteur, ou par un rôle d’acteur afin de réaliser un court métrage, sans oublier d’enfiler ses baskets pour aller s’entraîner physiquement. Il faut mettre la casquette de chef d’entreprise pour la gestion du personnel et la recherche de financements du projet, et aussi savoir donner du temps pour des opérations de relations publiques avec les partenaires ou la presse. L’enchaînement de ces activités est un dépassement de soi, et encore plus quand on cherche à donner le meilleur de soi-même sur chacune de ces tâches. Vivre avec cette envie de repousser ses limites à chaque instant est un énorme travail sur soi. On vit pour notre projet à 300 % et il est souvent difficile de décrocher, au détriment de nos proches qui ont quelquefois envie que l’on fasse une courte pause, même s’ils nous soutiennent à fond. Quand on prend goût au dépassement de soi et que la compétition a une forte résonance, il est dur de s’enlever cela de la tête et de faire autrement.
Alors tout est compétition !
Alors tout est compétition ! Le foot sur la plage ou le petit footing du dimanche avec les copains. La partie de poker avec le beau-frère ou le nombre de packs d’eau que l’on arrive à prendre pour décharger les courses de la voiture. Absolument tout. C’est peut-être une forme de schizophrénie pas encore connue, mais on perd parfois la notion de réalité.
Depuis 2019, j’ai la chance de pouvoir courir dans la catégorie reine des monocoques : celle des IMOCA. Chaque course est une vraie compétition, bien que mon projet ne soit, aujourd’hui, pas vraiment basé sur la performance pure. C’est avant tout un défi sportif et humain, à la différence de mes quatre dernières années dans une autre catégorie – celle des Class 40 –, où je cherchais à tout prix une première place ou, a minima, un podium. Quand on se prépare pour aller chercher une victoire, les choses n’ont pas la même saveur. Je ne dis pas que c’est mieux ou moins bien, juste que c’est différent. Auparavant je m’attardais sur un coucher de soleil, sur des dauphins sautant devant l’étrave du bateau ou encore sur un bon plat que je pouvais me préparer. Quand on vient pour gagner, tout cela peut être contraire à la performance. Je me sens mieux à régler mon bateau ou à me reposer que de passer du temps à regarder les étoiles. Vouloir la victoire à tout prix demande un dépassement de soi qui peut nous amener à penser et à agir autrement que de manière naturelle.
On devient une vraie machine, avec une gestion émotionnelle la plus neutre possible pour ne pas se laisser atteindre mentalement, par le négatif comme par le positif. Cela a des conséquences sur notre vie personnelle, c’est inévitable.
Le cerveau est bien fait pour cela. Après plusieurs années de pratique, on se rend compte qu’on arrive très vite à se mettre dans un mode dégradé qui permet d’accepter beaucoup de choses. Dormir dans l’humidité, à même le sol, dans le froid, avec les mains qui brûlent et les yeux pleins de sel, le tout comme si on était adossé à un marteau-piqueur.
Il est indispensable de s’entraîner intensément et constamment pour ne rien perdre de nos capacités à tenir le coup dans les moments les plus durs. On sait combien un écart (une blessure ou une période de trêve) coûte cher pour retourner au top niveau. Un peu comme si, en temps de guerre, le soldat pouvait quitter le front. Il aurait été incapable d’y retourner. Il est donc parfois dur de sortir de ce contexte de « vie de chien ». Lorsque volontairement on s’entraîne à se faire mal, on a forcément peur de s’arrêter d’un coup, de s’habituer au confort et ne plus pouvoir y retourner. C’est donc bien un mode de vie qui se construit autour d’un objectif précis.
Quand on est dans le mal, seul à bord de son bateau, oui c’est dur, parfois plus mentalement que physiquement. On se demande bien sûr ce que l’on fait dans cette aventure. Mais le dépassement de soi aide à prendre conscience de la situation et à gérer tous les problèmes, petits ou gros, un par un, dans l’ordre de priorité. C’est bien cette envie de se dépasser qui permet d’affronter les plus grosses tempêtes en mer mais aussi à terre, parce qu’elles y sont parfois tout aussi violentes. C’est bien au fond de soi-même que l’on doit aller chercher cette énergie pour repousser ses limites, même si on est plus ou moins encadré ou aidé. Si on n’est pas convaincu de ce que l’on recherche, alors il ne faut pas forcer les choses. Ça viendra peut-être plus tard ou d’une autre manière, mais si on y va sans conviction, on risque de se perdre.
Quand on est rendu à ce stade de réflexion et d’implication autour du dépassement de soi, il est plus facile de se rendre compte que le corps a davantage de capacités que ce que l’on pense, bien que l’encéphale laisse parfois penser le contraire. Le combat est donc bien avec notre cerveau de prime abord. Mon projet aujourd’hui est un autre engagement, peut-être un peu moins axé sur la performance pure. J’aurai sûrement de nouveau plus le temps de regarder le soleil et les dauphins, mais en termes de dépassement de soi, on va encore chercher un cran au-dessus et repousser de nouveau la limite.
J’ai parfois l’impression d’être drogué à cette sensation d’accomplissement de tâche qui demande un dépassement de soi. En fait, plus on a envie d’en faire, plus on gagne, plus on a le goût de la gagne. Si on arrête, on ressent rapidement un manque et on va chercher à se dépasser dans un autre domaine. C’est sans fin.
J’imagine qu’avec l’âge cela évolue et que les limites sont revues à la baisse pour certaines choses, mais on doit vouloir chercher à compenser ailleurs. Je n’imagine pas vivre sans cette recherche de dépassement qui est une introspection qui nous donne beaucoup d’informations sur nous-même. Au début, je pensais qu’une fois que l’on connaissait son corps, les choses stagnaient peu à peu. Mais le nombre de variables est trop important pour cela et le fait de repousser ses limites en donne de nouvelles à chaque fois. C’est comme une équation à plusieurs inconnues où les inconnues changent pendant que l’on essaie de la résoudre. Pour ceux qui n’aiment pas les maths, c’est comme si l’on cherchait à faire le meilleur des gâteaux d’une recette bien connue et que les ingrédients changeaient pendant la confection. Mais au fond, rien n’est impossible.
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