Il est 3 h 30 du matin, une nuit noire, quelque part dans l’Atlantique Nord. « Nous » filons à des vitesses constamment supérieures à 20 nœuds. Le bruit à l’intérieur du bateau est assourdissant alors que les foils percent les vagues et que le vent hurle dans le gréement. Je suis calée dans mon siège de navigation, les yeux endoloris, collés sur les chiffres rouges, faiblement éclairés, des instruments. La force du vent augmente et je vais bientôt devoir monter sur le pont pour changer de voile avant que les choses ne deviennent incontrôlables. Changer de voile trop tôt (option plus facile, moins effrayante) impliquerait de perdre de la distance sur mes adversaires. À l’inverse, attendre trop longtemps pour le faire pourrait nous mettre, mon bateau et moi, en danger. Mon IMOCA Initiatives Cœur est une machine étonnante et puissante. Il n’y a personne pour m’aider.
Ce sont les moments pour lesquels je vis : la montée d’adrénaline des vitesses extrêmes du bateau, le désir d’être meilleure que mes concurrents, la satisfaction de maîtriser ces manœuvres délicates, d’être dans le bon timing, de vivre sur le fil et de découvrir que je peux me pousser moi-même bien au-delà des limites de ce que je pense possible. Et le faire toute seule.
Le moment est arrivé. Je dois passer à une voile plus petite. Je suis déjà habillée. Je prends juste le temps d’enlever une polaire car la prochaine heure va être physique et je vais avoir très chaud (malgré les températures froides de l’Atlantique Nord). Kit final : une combinaison sèche, un harnais de sécurité, une cagoule en néoprène, une lampe frontale et un couteau dans ma poche. Me voilà prête. Le déroulement de la manœuvre est déjà dans ma tête. Je sais ce que je dois faire. Si je fais une seule bêtise, je pourrais potentiellement perdre la voile, ou pire encore… Je ne peux pas me permettre une erreur. J’ai réalisé ce changement de voile encore et encore dans mon esprit
Sur le pont, dans le cockpit, je change de cap et la vitesse baisse. Le bruit se calme et je commence à rouler la voile. Je passe de longues minutes sur la colonne de winch, seule, en contrôlant ma cadence pour garder ma force. Le plus dur arrive. Sur la plage avant, contrôlant la drisse, je lutte avec le long « serpent » de ma voile roulée pour la ramener en toute sécurité dans le sac sur le pont. Les vagues rendent ce travail difficile car la voile et moi sommes renversées par la violence de la mer en colère. Pendant que je fais cela, je me retrouve en l’air alors qu’Initiatives Cœur décolle sur son foil avec une énorme vague de surf et que je me retrouve suspendue à quelques mètres au-dessus de l’eau. Je me sens tellement petite par rapport à la force du vent et de l’océan, cela fait me concentrer à 100 % sur le travail pour ranger cette voile (qui pèse plus que moi) le plus rapidement possible.
Une fois de retour à l’abri dans le cockpit, la nouvelle voile déployée, la torche éteinte, je passe quelques instants à récupérer, trempée de sueur et de brume saline, tandis que la vitesse du bateau reprend de plus belle et Initiatives Cœur décolle à nouveau, telle une fusée à travers les océans, cette fois un peu plus sous contrôle avec le nouveau jeu de voile, plus petit.
Je prends le temps de regarder furtivement les étoiles derrière les nuages. Il y a la petite lueur des premières lumières de l’aube à l’horizon à l’est, et je peux juste distinguer la forme des vagues déferlantes dans notre sillage. Je suis tellement heureuse seule dans mon cockpit, avec cette vue si belle ! Ce sont les moments que j’aime : un mélange d’épuisement, d’émotion, d’émerveillement… De solitude aussi.
Mais je ne suis pas seule. Je suis avec mon incroyable bateau. Je ne peux pas être ici sans lui, et il ne peut pas être là sans moi. Nous sommes une équipe, nous prenons soin l’un de l’autre et nous traversons les océans ensemble pour sauver des vies pour Mécénat Chirurgie Cardiaque.
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