L’œil fiévreux, les cheveux en bataille, la figure grave qui semble retenir une de ses colères tant redoutées : le portrait de Beethoven est tout aussi célèbre que le « po-po-po-pom » de sa 5e symphonie. Mais, dans la tempête même de son regard, n’est-il pas l’exacte incarnation de cet océan qui a inspiré à Lautréamont un de ses plus beaux poèmes : « Je te salue, vieil océan ! ! […] Vieil océan, aux vagues de cristal […], tes eaux sont amères ! […], tu es si puissant, que les hommes l’ont appris à leurs propres dépens […]. La peur que tu leur inspires est telle, qu’ils te respectent ! […]. Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste titre de ta magnificence native ! […]. Tu es plus beau que la nuit. »
Beethoven, océan soulevé par un vent intérieur, Beethoven, toujours inquiet, toujours insatisfait (en témoignent ses cahiers d’esquisses à l’écriture raturée, tourmentée), mais Beethoven dont la grandeur, comme celle de n’importe quel marin embarqué dans les plis de la tempête, a été de surmonter toutes ses douleurs, physiques et morales, de dépasser les épreuves du destin (la surdité, la solitude, l’incessante et vaine recherche de l’immortelle bien-aimée…) pour, finalement, offrir à l’humanité une œuvre fondamentalement optimiste, l’éclatant message d’espoir de L’Hymne à la joie de sa 9e symphonie. C’est cette volonté héroïque de s’accomplir dans un milieu, la société aristocratique viennoise, à laquelle il était étranger, qui le rapproche du marin, héros solitaire au milieu de l’océan. Car si l’on admettait le virtuose, on ne comprenait pas qu’il veuille, en dépit de tout (et même de sa surdité, c’est-à-dire de son a-socialité), continuer à créer une musique nouvelle, tirant des bords à tâtons dans l’obscurité sonore. Force de volonté d’un génie aujourd’hui universellement révéré mais d’abord rejeté à son époque par tous les bien-pensants de la musique (ceux justement qui ne pensent pas mais répètent la pensée des autres). Parce que Beethoven, sûr de son but, même quand il n’entrevoyait que confusément les formes et les moyens à employer, voulait tenir son cap : créer une musique dont l’impulsion soit telle qu’elle entraîne les hommes à conquérir la joie, dans la liberté, par l’action temporelle. Marin au milieu de l’océan, océan lui-même, Beethoven avance dans une musique qui ne peut se comprendre en dehors de ce rythme de la vie, de la respiration, de la pulsation, en dehors aussi de cette impérieuse exigence morale qu’il s’impose, en dehors de cette appréhension tragique du monde qui est comme la conscience douloureuse d’un destin. Océan déchaîné qui refuse de considérer la musique comme un simple « agrément », mais plutôt comme l’espace d’un combat métaphysique, Beethoven apparaît à la majorité de la bonne société de son temps comme un fauve, alors que les beaux messieurs et les dames charmantes veulent des animaux domestiques. Au concert, les dilettantes veulent que la musique soit distraction : ils n’ont que faire qu’elle soit action.
Le marin seul au milieu de l’océan, soulevé par la formidable puissance symphonique des vagues, est ce frère de Beethoven, solitaire mais grand d’être debout face à la tempête, pour lofer, pour ariser, pour chanter.
Je te salue, éternel Beethoven aux déferlantes sonores inouïes.
Alain Duault
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