La mer est loin. Elle ne peut pas être plus loin. Et pourtant je navigue. Boussole en main, je m’efforce de garder le cap. Je compose comme je peux avec les déclivités du terrain et les caprices des cours d’eau. J’écoute les lignes du relief. Je me coule le long des torrents. J’essaie de prendre, toutes les fois où elle me porte, la pente des collines, comme on cherche l’adonnante.
Je suis à 7 000 kilomètres de chez moi, égaré dans les montagnes kirghizes. Je n’ai pas de carte. Pas de téléphone. Rien d’autre que cette petite boussole en plastique dont je n’imaginais pas, en l’achetant une poignée de soms sur un bazar, que je la suivrais un jour si avidement. Je me raccroche à la dérisoire aiguille : je sais qu’à 15 km au nord passe une route, sur laquelle je trouverai peut-être une voiture.
J’ai quitté de bonne heure le lac Song-Kul, où les bergers transhument l’été avec leurs troupeaux de juments. J’y étais monté une semaine plus tôt, avec l’un d’eux, à cheval. J’y suis resté sept nuits, hébergé par une famille qui a bien voulu de moi sous sa yourte. Maintenant je redescends à pied, seul. Je suis parti à 5 heures du matin. Je pensais atteindre la route vers 11 heures. Maintenant il est 15 heures. Toujours pas de route en contrebas. Toujours rien en vue. Depuis l’aube je marche – vite, toujours plus vite, avec une hâte inquiète.
Qu’arrivera-t-il si la nuit me surprend?
Qu’arrivera-t-il si la nuit me surprend? J’ai beau tout faire pour rester calme, je sens sous moi mes jambes qui avancent inarrêtables, furieuses. L’adrénaline a du bon : je progresse sans effort. Sans fatigue.
C’est le début du mois de juin, il fait beau et froid, le soleil cogne sur les neiges immenses du Pamir et des Tian Shan, les montagnes célestes. Le toit du monde a entamé sa fonte énorme. De toutes parts l’eau jaillit, dévale, charrie. Les torrents sont gros, les rus déchaînés. Le plus souvent, je finis par trouver un tronc tombé en travers, parviens à passer. Cette fois c’est une vraie rivière. J’ai beau chercher un gué, partout le lit est large, le débit puissant. Je regarde l’eau glacée qui file. Je délace mes chaussures, les suspends à mon sac à dos, m’avance pieds nus. Je sens la morsure du froid. L’eau doit être à 3 ou 4 degrés, pas plus. De toute façon la poussée est si forte que je ne sens plus le froid. Plus mes jambes. Plus rien que de grosses pierres qui roulent sous mes appuis. Ne pas tomber. Ne pas tomber. Je glisse une fois. Me rattrape de justesse. Une deuxième fois. Tape contre un rocher. Me remets miraculeusement debout. Donne un dernier coup de reins pour m’arracher au courant. Je suis sur l’autre rive. Mon cœur bat à toute allure. Je regarde mon pied. L’ongle s’est arraché. Tout l’orteil est en sang. Je remets mes chaussures. Je repars.
J’ai déjà cru mourir dix jours plus tôt, à flanc d’une paroi des Tian Shan où je m’étais aventuré avec un montagnard suisse aussi peu équipé que moi, mais autrement expérimenté. Au bord de la chute, j’ai sacrifié mon sac et ma tente : je les ai regardés dévaler trois cents mètres en contrebas, faire d’interminables soleils, s’écraser au fond. La seconde d’après, j’aurais dû les rejoindre. Le Suisse m’a sauvé, en creusant de son bâton des entailles dans la paroi qui nous ont servi de marches.
Qu’est-ce que je cherche pendant ce séjour solitaire de deux mois au Kirghizistan ? À quoi je joue ? C’était il y a 20 ans. Souvenirs pêle-mêle des heures qui suivent ce jour-là : le temps qui continue de s’étirer. L’angoisse qui monte. Les heures qui passent, interminables : et rien. Toujours rien. Une ou deux fois je hurle, d’épuisement, de découragement, de peur. Je hurle parmi les montagnes à perte de vue désertes. Je me vide les poumons. Et rien alentour ne bouge. Je suis seul. Je regarde ma boussole en toc et je me dis qu’elle est fausse, que j’ai dû dévier de quelques degrés, un infime écart entre nord magnétique et vrai nord, qui va m’être fatal. Je me rappelle la lumière qui baisse, la douleur au pied qui s’avive, l’angoisse qui monte. Je me rappelle un taureau que je rencontre au creux d’un vallon, lui et moi face à face, sans personne alentour, et je me demande si par-dessus le marché, maintenant, je vais me faire encorner. Surtout je revois la route qui apparaît enfin. Dans un sursaut désespéré, je me suis rué vers le sommet d’un pic qui dominait tous les autres, simplement pour voir. Elle est là, cette fichue route : un très fin ruban, parfaitement rectiligne, à deux bons kilomètres encore devant moi. Ligne de vie, qui me sauve. Plein nord.
Sylvain Prudhomme
Les textes similaires du thème