Je ne connais pas exercice plus compliqué que celui de définir précisément ce que l’on aime. Je sais reconnaître des moments de grâce, profiter intensément des instants de joie, ressentir une forme d’amour qui enveloppe mon âme et qui perturbe tout mon quotidien, mais lorsqu’il s’agit de mettre des mots finement choisis sur mon goût pour le large, me voilà perdue. D’autant plus que cet attrait pour la mer et les aventures maritimes est pétri de complications, de moments de doute, de fatigue extrême, de solitude parfois douloureuse. Mon goût pour le large est à l’image de mon goût pour la vie : je souhaite ne jamais le perdre et tente de le protéger face aux irrémédiables événements pénibles. Alors, lorsqu’on me souffle le mot liberté dans cet exercice, on me propose un raccourci heureux : oui cet attrait pour le large se mêle à une fascination pour le champ des possibles qu’ouvre la maîtrise solitaire d’un bateau.
Ma première transatlantique en solitaire sur un bateau de 6,50 mètres a été marquée par ce sentiment irrépressible de liberté jouissive. À chaque étape fictive, je tremblais d’excitation en pensant au chemin parcouru. Il m’aura suffi de larguer les amarres pour longer le Portugal, de me sentir toute proche du Maroc, de Madère… À tout instant je peux choisir de changer mon cap et de découvrir un nouveau port, un lieu qui m’était jusqu’alors inconnu.
Quel moyen de locomotion formidable !
Pas de billet à prendre, de dates à réserver, de logements à trouver. Je flotte sur ma maison, mon moyen de transport, j’avale les milles sans me soucier du carburant. Je me souviens de ce sentiment de puissance presque honteux lorsque je passais au milieu des îles du Cap-Vert, aux portes du grand saut vers l’Atlantique. Avec seulement ma coque de noix de quelques mètres et ma volonté de navigatrice, me voici toute seule, arrivée dans un lieu si exotique : si je peux accomplir un tel exploit, alors le monde m’appartient. Il ne m’en faut pas plus pour penser que, par la mer, le monde entier m’est accessible.
Bien sûr, c’est une liberté toute théorique, car mon esprit de compétition et ma volonté d’atteindre mon objectif m’empêchent tout à fait de choisir l’aventure et de bifurquer vers ces magnifiques destinations. Au cœur d’une course au large, on choisit de ne pas se laisser tenter par la découverte de la terre, on reste en mer et l’aventure se résume à ce qu’il se passe à bord de notre embarcation. Tout cela est bien contradictoire. Mais la seule idée de pouvoir, de n’avoir qu’à choisir pour faire, voilà en substance ma jouissance de la liberté.
À l’heure de partir pour ce qui pourrait bien être la plus grande aventure de toute ma vie, et parce que je suis une éternelle angoissée, je suis criblée d’incertitudes sur ma capacité à affronter la multitude de péripéties qui m’attendent. Cela dit, je sais précisément pourquoi je pars : penser faire le tour de la planète Terre en suivant ma trajectoire et en sachant que je me dirige vers autant de destinations si éloignées, si fascinantes, il n’en faut pas plus pour dessiner sur mon visage un large sourire.
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