Pour certains, un sport ; pour d’autres, une torture ; pour d’autres encore, mystiques de la chose, un mode de vie, un état d’esprit, un supplément d’âme. Mais qu’il se pratique sur une rivière, un bras de fleuve, une mer intérieure ou un océan, l’aviron, ça se passe sur l’eau.
Que celui qui n’a jamais galéré me jette la première pelle ! Seuls les béotiens diront « la rame » en lieu et place de la pelle. Le verbe a connu une telle fortune qu’on en oublierait l’origine. Qui n’a pas ramé dans sa vie ? Un faux mouvement d’un seul, souvent dû à un défaut de concentration, et la couleur à l’extrémité de la pelle est prise dans un tourbillon qui freine l’embarcation, ce qui peut non seulement ficher en l’air l’effort de tous, mais leur faire prendre l’eau. Il ne faut penser qu’à regarder la nuque du rameur devant soi et n’écouter que la voix du barreur. Or plus la cadence est élevée, plus il est difficile de bien ramer, plus la douleur est prégnante et plus le risque d’une catastrophe se précise. Que la couleur à l’extrémité d’une pelle fende l’eau avec une fraction de seconde de retard sur les autres et c’en est fini. L’effondrement de l’un entraîne celui de tous. On ne peut être plus solidaires. Pas de star ni de prima donna dans ce sport. La question ne se pose même pas tant elle est vitale : dans un huit, ils sont vraiment huit comme un seul homme. En ce sens, l’aviron, surtout en huit, est vraiment une école de la vie. Qu’on se le dise : on ne rame pas pour soi mais pour les autres.
Dans ce petit monde-là, le swing est l’autre nom de la grâce. C’est l’unisson des mouvements, la synchronisation absolue des souffles, nirvana quasiment impossible à préserver, à supposer qu’on l’ait atteint, lorsque la cadence est rapide et que l’instant du sprint approche. Alors l’effort se métamorphose en plaisir dans un au-delà de la souffrance, on entre dans une quatrième dimension.
Dans ces moments magiques, on se sent hors du monde et hors du temps. La philosophie de ce sport ? Esprit d’équipe, dépassement de soi, sens du collectif, capacité de résistance, aptitude à diriger, goût de l’effort, mise à l’épreuve de la solidarité, lucidité des limites, ivresse du défi qu’on se lance à soi-même… Ô cals, ô durillons ! ô bateaux ennemis, n’ai-je donc tant vécu que pour cette tyrannie ? On ne transcende pas impunément la douleur en plaisir. Qui dira jamais la solitude du rameur de fond en équilibre instable sur son skiff lancé sur une eau improbable ?
Ceux qui observent les rameurs depuis la rive ou le pont, le port ou la plage, et s’amusent de leur accoutrement en hiver (collants, bretelles, etc.) qui leur donnent des allures de Frères Jacques, n’imaginent pas à quel point le toucher des bateaux participe d’une mystique de l’aviron. On caresse les coques en bois verni couleur miel de sapin sous lesquelles affleurent des veines. On va jusqu’à titiller l’infini. Mais que cette métaphysique de l’effort sur soi ne fasse pas oublier que l’aviron demeure l’un des rares sports où l’homme se bat farouchement tout en restant assis sur son cul.
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