J’éprouve rarement le sentiment de solitude. Je me sens rarement seul. Même si je suis plutôt quelqu’un de réservé, j’ai besoin de sentir que je suis entouré, que les autres pensent à moi. J’ai besoin de prendre et d’avoir des nouvelles. J’aime bien être entouré d’un petit nombre de personnes, des personnes qui me sont chères. Ça ne me dérange pas d’être seul pendant quelques jours, mais j’ai besoin de prendre ou de donner des nouvelles, de me sentir connecté avec mes proches. Ce sera, je pense, d’autant plus vrai pendant le Vendée Globe.
La première fois en Optimist, seul à la barre de mon bateau, tout m’a semblé naturel. Je n’ai éprouvé ni peur ni solitude. Je me sentais juste bien sur l’eau. Ne pouvoir compter que sur moi, j’adorais ça. Enfin, je n’étais pas tout à fait seul. Quand je faisais des régates sur des lacs, mon père était toujours là. Il faisait le tour du plan d’eau en même temps que moi et criait depuis le rivage :
Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Fais-ceci, fais-cela !
On n’entendait que lui ! Il vivait cette passion avec moi. Ce n’était pas toujours simple, mais ça me fait plutôt rire quand j’y repense. Plus tard, adolescent, vers 18 ans, c’est sur son bateau que je suis parti seul rejoindre ma copine qui régatait à La Rochelle. J’ai ressenti du stress de mener seul ce voilier, mais aussi de la motivation. Quand je sens que l’on me donne des responsabilités, ça me motive. Ça m’oblige à être vigilant, à être concentré, à m’appliquer.
Les IMOCA sont des machines où l’on a toujours besoin d’équipiers pour surveiller l’intérieur du bateau, pour l’électronique, la mécanique, la performance, etc. Tu as toujours quelqu’un pour te donner des conseils, pour t’avertir d’un truc ou même juste te parler. C’est bienveillant mais cela me « bride ». Parce que naturellement, dans ce contexte, la concentration se relâche et j’ai tendance à me reposer sur les autres. Quand je suis seul, j’ai un sentiment de responsabilité et par conséquent, je fais mieux les choses. En tous les cas, c’est l’impression que cela me donne.
J’étais super fier de ma façon de naviguer pendant la Bermudes 1000, ma première régate en IMOCA en solitaire. J’étais hyperstressé au début, il m’a fallu un peu de temps pour me mettre dedans mais, ensuite, j’ai fait les choses à ma manière et c’est là que je me suis clairement senti le mieux. J’ai pris mes propres décisions et cela m’a permis de prendre le temps d’y réfléchir.
Au départ, j’avais peur de casser le bateau, peur de décevoir, peur que l’on me dise à la fin de la course « Ce n’est pas pour toi, tu n’en seras pas capable, tu n’y arriveras jamais. » Il suffit qu’il se passe un truc sur l’eau et tu peux vite avoir une perte de confiance énorme.
J’ai ce stress seulement quand je suis en solitaire. Pour arriver à le dépasser, il me faut un peu de temps. Le temps de me mettre dans la course, de prendre mes marques sur le bateau, de m’installer dans le rythme de vie qui va avec. Au fur et à mesure, le stress commence à diminuer. Mais il ne faut pas qu’il disparaisse complètement. C’est lui qui me permet de rester vigilant, de prendre un peu de recul et d’être patient. Quand je suis tout seul, je sais que je n’ai que deux bras, et des petits ! Je dois prendre mon temps et ne pas faire de bêtises. Le stress, je l’ai beaucoup connu sur la Solitaire du Figaro où je ne desserrais pas les dents de toute l’étape, et ce n’est pas une image ! À l’arrivée, j’avais des crampes à la mâchoire, mal aux dents, au dos.
Et le plaisir dans tout ça ?
On se demande parfois quels sont les moments de contentement en mer. Ces moments de souffrance paraissent tellement longs conjugués à l’inconfort et à notre environnement. Parfois, il y a des petits instants où l’on se sent bien. Cela peut même être très court mais les émotions sont décuplées avec la fatigue. Un coucher de soleil, une belle manœuvre, le fait de reprendre la tête de la course peut nous faire basculer dans une émotion forte. Ou même à l’arrivée, si le résultat n’est pas là mais que tu es allé au bout de toi-même et que tu as fait les choses sans regret. C’est compliqué à partager et ça ne se mesure pas, mais cela te fait oublier tous les mauvais moments que tu as pu passer. Il reste ce sentiment de fierté d’avoir réussi ce que tu as entrepris. Tu es allé au bout sans rien demander à personne. Cette victoire, tu ne la dois qu’à toi.
Est-ce que je relie la notion de solitude à la performance ? Oui et non. Seul, il n’y a personne pour te remotiver mais il n’y a personne pour te démotiver non plus. Quand le temps commence à être long, que c’est inconfortable, cela devient dur de se remuer. D’aller régler les voiles, d’aller mettre la tête dehors, de se mouiller les cheveux, de remettre son ciré… Parfois la flemme commence à prendre une proportion assez grande. Tu n’as pas envie de faire la manœuvre mais plutôt d’aller dormir. Et tu es tout seul pour te convaincre qu’il faut y aller. Dans ce cas, je me dis « il ne faut pas que j’aie de regrets », donc je me bouscule. Quand j’ai fini, je suis content de l’avoir fait.
C’est différent en équipage. Il faut arriver à se coordonner, à être sur la même longueur d’onde. Plus on est nombreux, plus il faut réussir à se partager les rôles. Il faut du savoir-être, du savoir-vivre. Ce n’est pas forcément simple, et cela amène parfois à se remettre en question. En équipage, on apprend sur soi et on apprend des autres. Certains m’ont laissé des souvenirs incroyables, d’autres m’ont fait grandir et prendre du recul. Mais à chaque fois que j’ai fait de l’équipage, je me suis rendu compte que ce que je préférais, c’était le solitaire.
En Figaro Bénéteau, quand j’étais plus jeune, la solitude arrivait assez vite après le départ de l’étape. Les journées sont longues en Figaro, elles font quasiment 24 heures. Avec la fatigue en plus, ça arrive vite. Tu te dis « j’ai envie de rentrer, de retrouver mon lit, de discuter avec des gens » ou encore
« mon ciré est trempé, ce n’est pas encore fini, il reste 350 milles… » !
Avec l’expérience, je prenais un peu plus de recul et j’arrivais enfin à profiter de l’instant. À me rendre compte de la chance que j’avais de faire ça et donc à savourer tous ces moments.
C’était très dur au début pour moi d’entendre Yann Eliès à la VHF dire, après deux jours de mer, « Oh, on est quand même bien là ! » Je me disais « Mais il est fou ou quoi ? On ne serait pas mieux dans notre lit après une bonne douche ? » Je pensais vraiment que c’était de l’intox. Après réflexion et avec du recul, j’ai réalisé que je pouvais aussi prendre du plaisir à faire cela, et ne pas focaliser sur les moments difficiles. Cela a été un déclic pour avoir des résultats.
Ma première victoire d’étape sur la Solitaire du Figaro en 2015 s’est faite dans la douleur. J’avais tout donné, j’ai eu beaucoup de mal à enchaîner sur les deux étapes d’après. Les années suivantes m’ont apporté beaucoup plus de plaisir et j’ai davantage profité de l’instant.
Aujourd’hui, c’est pareil. Les moments de solitude finissent toujours par arriver. Pendant le Vendée Globe, je pense que cela va être dur quand je serai en décalage avec mes proches par rapport au jour et à la nuit. Sûrement aussi pendant les fêtes de fin d’année, et Noël en particulier. Ces instants-là ne seront pas simples.
Dans la vie, je ne suis pas quelqu’un de très expressif mais notre sport nous amène à communiquer de plus en plus pour faire vivre la course. Je me filme régulièrement pendant les régates pour partager ce que je vis. C’est particulier de parler à une caméra alors qu’il n’y a personne devant soi. Il faut se mettre dans la peau d’un personnage. Ce n’est pas vraiment mon truc. J’ai bien progressé de ce point de vue, mais c’est n’est pas naturel chez moi. Le positif, c’est que ça se travaille.
En revanche, j’adore passer du temps avec mes partenaires, leurs collaborateurs. Certains me demandent si ce n’est pas difficile d’assumer cette partie de mon métier mais non, franchement, j’aime l’aspect humain, partager ma passion, mes aventures. Les personnes à qui je peux m’adresser dans ces occasions ont d’autres expériences qui sont parfois bien plus enrichissantes que les miennes. Certaines ont gravi l’Everest, d’autres ont monté leur entreprise. Ces rencontres sont très enrichissantes et me passionnent. Cela fait partie du métier et j’aime ça. Seul en mer, je garde le contact avec mes proches et mes partenaires. Parfois c’est un besoin. J’ai envie d’écrire des messages pour expliquer ce que je vis, mais pas toujours… À certains moments, je n’ai juste pas envie de parler. Le fait de simplement recevoir un message ou des nouvelles me fait beaucoup de bien. Je n’ai pas un besoin énorme d’avoir des nouvelles mais un message, quelques informations sur l’actualité, des choses qui me rapprochent un peu de la vie à terre, c’est réconfortant.
La préparation mentale m’a beaucoup aidé quand j’étais en Figaro, surtout les deuxième et troisième années. J’étais bridé par le fait de me comparer sans cesse aux autres concurrents. Je regardais constamment ce qu’ils faisaient. Cela devenait presque maladif. J’étais uniquement dans la comparaison, dans le doute. Cela me bouffait énormément d’énergie et générait du stress. Je me questionnais beaucoup sur ce que les autres pouvaient penser de moi. Cela me touchait car je suis plutôt émotif et sensible. La préparation mentale m’a aidé à me concentrer sur moi et non plus sur les autres. Également à prendre confiance en moi et essayer de faire en sorte que les choses ne m’atteignent pas directement au cœur, comme avant, où je me mettais à pleurer pour un oui ou pour un non. J’arrive aujourd’hui à prendre plus de hauteur. Je n’ai pas eu envie de refaire de la préparation mentale pour le Vendée Globe car cela prend du temps. J’ai préféré consacrer ce temps à la technique du bateau, aux développements, aux entraînements. C’est ce qui va me rassurer, me donner confiance et me permettre de partir dans de bonnes conditions. Je ne supporte pas d’être simplement pilote, sûrement parce que je manque encore de compétences dans certains domaines, mais j’essaie de les acquérir au maximum. Le reste de mon temps libre, je préfère le consacrer à d’autres activités pour me changer les idées. La voile, c’est ma passion, ce qui m’anime, ce qui me fait rêver, mais j’aime aussi rentrer chez moi aux Sables-d’Olonne, y voir mes amis, parler d’autres sujets avec eux, aller surfer, jouer au squash, courir. J’ai envie de me lancer d’autres défis que la voile. Changer d’univers me permet de me ressourcer.
Ce serait mentir que de dire qu’être tout seul en mer pendant plusieurs mois ne me fait pas peur. Mais compter les jours qui me séparent de l’arrivée, tout comme compter les jours qui me séparent du départ, c’est ce qu’il y a de pire. Mieux vaut vivre le moment. C’est lorsque tu commences à décompter le temps, qu’il devient long ! Quand tu fais ta journée à bord, que tu te concentres sur ta navigation, que tu prends un peu de nouvelles de la terre, ça passe beaucoup plus vite. Il faut avoir une routine et tout de suite trouver le rythme de vie. Tant que tu ne l’as pas, c’est un peu dur. Tu te sens fatigué, ce n’est pas confortable… Chaque mouvement sur un bateau est problématique. Même aller chercher à manger dans un sac rangé et fermé devient pesant. Il faut donc se forcer un peu. La routine permet d’avoir toujours quelque chose à faire et donc de ne pas s’ennuyer. C’est dans les moments d’ennui que tu peux ressentir la solitude. Pour éviter cela, je vais emporter des livres, quelques films, de la musique.
Le fait d’être seul me permet aussi de réfléchir à des sujets auxquels je ne pense pas forcément à terre. Notamment concernant mes proches, la façon dont je me comporte avec eux, pourquoi parfois je suis trop exigeant. Comme une sorte d’introspection, même si ça ne me sert pas longtemps de leçon. Le naturel revient au galop ! Cela peut juste être un message pour dire à la personne que je pense à elle alors que je ne le ferais pas d’habitude. Le Vendée Globe est clairement un défi personnel. C’est un événement qui me fait envie depuis l’enfance, que je veux découvrir. Passer tant de jours seul en mer est un autre challenge. Un challenge sportif que je vais accomplir en m’alignant avec un bateau dernière génération. J’essaie tout de même de garder une forme d’insouciance. Je crois qu’il en faut pour une course comme celle-là. Tu peux essayer de te préparer au maximum et je pense que c’est possible sur tous les aspects « techniques » de la course. En revanche, tout ce qui touche au domaine de l’émotion, comme la solitude par exemple, c’est plus compliqué. Essayer de s’y préparer, c’est risquer de passer au travers de certaines choses, de ne pas savoir s’adapter aux surprises qui peuvent arriver.
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