Lors de mes ascensions, il m’est arrivé d’éprouver des instants de grandes frayeurs et d’épuisement. Me demandant ce que je faisais ici. Rêvant d’appuyer sur un bouton magique qui me propulserait chez moi, entre mes livres et mon chat. Mais à l’instant où de telles pensées m’assaillaient, le luxe singulier de ma situation m’apparaissait comme un contrepoint réjouissant et unique. Car le luxe résonne pour moi avec l’espace, le temps, le silence, la beauté, le compagnonnage amical et la solitude choisie.
Je me souviens d’une nuit de bivouac improvisée avec mon compagnon. Un vent terrifiant s’était levé et notre corde s’était coincée dans une faille, nous empêchant de poursuivre notre descente en rappel. Perchée sur cette tour patagonne, à grelotter sous une couverture de survie, j’accrochais mon regard aux étoiles, songeant que quelle qu’en soit l’issue, cette vie-là était la bonne. « Ici, j’apprends à vivre », me disais-je en remuant mes orteils pour éviter les gelures. Privée de la douceur des draps, de la chaleur d’une chambre et d’un bon dîner, ce désagrément passager suscitait en moi un sentiment paradoxal de confort. Il n’y avait rien d’autre à attendre que le jour. L’espoir d’un rayon de soleil réchauffant nos corps endoloris. Et je savais d’instinct combien ces contrastes augmentaient le sentiment d’être.
Très jeune, j’ai pris conscience que mes souvenirs les plus intenses naîtraient de ce corps-à-corps avec l’instant et les éléments. Montagnes, océans, forêts, parois abruptes, silence feutré des soirs de neige…
Autant de lieux mystérieux où il est possible de s’inventer et de renouer avec d’anciennes formes de sacré.
Le contact des montagnes et des êtres qui y vivent m’a appris que hors du divertissement et de la course folle des agendas, la vie se simplifie et s’approfondit. Et même lorsqu’on s’essaie fébrilement à battre un record, à établir une performance, on sait bien que l’essentiel n’est pas là. Le regard porte plus loin, ne s’attarde pas aux rêves d’honneurs lointains. Telle la flèche de l’archer zen, notre trajectoire n’a pas de but. Lorsque nous consentons à nous détacher de notre objectif, le cheminement nous fait cette offrande : nous porter bien au-delà d’où nous pensions arriver.
Partir au loin, rejoindre un jardin foisonnant de vagues et d’écumes, une forêt de roches et de fougères, ce n’est pas seulement fuir la société des hommes mais se relier à elle par ce versant sauvage que le monde contemporain néglige et met en danger, tout affairé qu’il est à se mirer dans le reflet trompeur de son progrès.
Le silence et la solitude sont des expériences fondamentales sur le chemin de la vie.
Il n’est pas de plus saine et nécessaire occupation que de réapprendre à marcher dans des pierriers à chamois, à naviguer à la force du poignet, à coucher dehors, à sentir la faim, la soif et la fatigue. À offrir son visage et ses lèvres gercées à la caresse du soleil. À se laisser modeler par le vent, façonner par les tempêtes. Car un corps pensant est avant tout un corps sentant.
La haute joie n’est pas chose douce ni facile mais elle imprime dans l’être, prêt à talonner sa vie, une force, une confiance qui n’est pas une toute-puissance, mais un sentiment, au contraire, de sa fragilité.
Lancer son filet dans le ciel étoilé sans rien chercher à attraper que l’instant vécu intensément. S’affranchir pour un temps d’un confort hypnotique pour tenter de s’élever au-dessus de soi-même.
J’ai toujours tenu en haute estime ces femmes et ces hommes qui se coltinent au réel, qui vivent les yeux grands ouverts, aux aguets. Qui préfèrent se laisser guider par la curiosité et l’inconnu que par la peur, qui tiennent le gouvernail de leur destinée avec la modestie de ceux qui ont compris que l’exploit n’existe pas, et que la vie ne consiste pas à tant à s’opposer qu’à collaborer. Tisser des liens avec les courants profonds, les roches millénaires et les êtres qui les peuplent.
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