Retour à la course

Lecture Gallimard

thème océans et mersvu parRaphaël Haroche

AdobeStock 135344620

Parce que la mer était là

RAPHAEL HAROCHE 7742 20X30

Mon frère n’était pas tout à fait terrien.

Comme nous il marchait dans la lande ou les cailloux, comme nous il aimait l’odeur de l’herbe après la pluie, il n’était pas particulièrement malheureux, pas vraiment heureux non plus, il semblait simplement attendre que les saisons passent, il ne faisait qu’attendre assis à la fenêtre, que la mer monte, attendre comme un prisonnier attend une amnistie.

Lorsqu’il y avait du  vent d’ouest, celui qui apportait l’humidité de la mer, il restait dans le jardin, au milieu des arbres, en appui contre lui-même, contre le vent qui soufflait librement en tous points de la terre, il avait beau être immobile, cela donnait l’impression d’un mouvement illimité.

Le soir au lieu de faire du feu, mes parents allumaient la télévision et regardaient les informations, ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, écoutant les nouvelles, ils en étaient tout bleus. Mon frère restait dans le jardin à les regarder sans défense, puis ses yeux se portaient sur cette masse noire et immense, sans savoir lequel des deux abîmes était sa maison. Dans la chambre, lorsqu’il dormait, je me penchais au-dessus de son lit pour l’écouter respirer, je m’approchais de lui, ses lèvres étaient entrouvertes, mais je n’entendais que le bruit de la mer.
 
Le dimanche, nous laissions nos parents aller prier à l’église, sous la flèche du clocher, nous allions pêcher sur la grève, il s’agenouillait devant les cathédrales de nacre que formaient les huîtres, il priait les yeux ouverts, il priait les profondeurs pour qu’elles le libèrent d’un poids qui lui pesait sur terre, était-ce les liens de la gravité ? de notre famille ? Je ne sais pas.
 
À l’école lorsqu’on lui demandait de se dessiner ou de dessiner nos parents, il dessinait un hippocampe, un congre et, pour lui, une lamproie. Ce n’est pas ça, disaient les maîtres, tu n’es ni très beau ni très grand certes, mais tout de même, une lamproie ! Je n’y peux rien, c’est ainsi que je me vois, répondait-il.
 
En grandissant, nous nous sommes mis à fumer des cigarettes Royales au menthol, il disait qu’elles lui faisaient penser à l’air du large.
 
Mon frère s’est engagé sur un bateau, il est allé en Islande et aux îles de la Sonde, il a fait le tour du monde, parfois je recevais un mot de Manille ou de Nassau, rejoins-moi, il fait chaud, la bière est glacée, j’écoute la mer en pensant à toi, j’écoute son chant, il n’y a rien de plus mystérieux ni de plus émouvant, partout le même et toujours différent, un jour tu comprendras. Il me laissait une adresse, poste restante dans tous les bordels de la terre, moi je ne voyais que le plafond de ma chambre, été comme hiver.
 
Au bout de quelques années, nous n’avons plus reçu de cartes, ni de nouvelles. On m’a dit que son bateau avait coulé, perdu corps et biens. Mes parents sont partis à la chapelle pour prier, ils étaient vieux, ils se tenaient l’un contre l’autre, ils arrivaient à peine à marcher. Moi je suis resté dans mon lit, sans bouger, je ne savais qui prier, si les corps sont perdus, au moins sauvez les âmes. La nuit, le bruit de la mer s’immisçait dans mes rêves, me murmurait dans une langue inconnue.
Pourquoi ne viens-tu pas toi aussi ?
Pourquoi restes-tu là, allongé devant moi ?
Parfois par le hublot d’un rêve, j’apercevais une épave trouée de requins, un grand noyé qui avait le visage de mon frère, je lui demandais pourquoi as-tu pris la mer ?
Pourquoi as-tu tout quitté ?
Ton amour, ton pays, ton foyer ?

 

Parce que la mer était là, simplement parce qu’elle était là.
 

Parce que la mer était là, simplement parce qu’elle était là.Parce que la mer était là, me répondait-il. Au cimetière marin, on lui dépose parfois des cailloux blancs mais ce n’est pas là qu’il est, la nuit je l’entends encore respirer à mes côtés, je me penche au-dessus de lui, bouche entrouverte et j’entends le murmure de la mer, son ressac, je l’entends qui me dit c’est maintenant, il faut y aller, c’est maintenant.

Parce qu’elle est là !

 Raphaël Haroche 

Les textes similaires du thème

Gallery 20200606 roura 0402
Alan RouraTexte suivant