La technique, la performance, la machine sont des mots qui résonnent fort en moi à l’aube de mon premier tour du monde en solitaire. Mais ce n’est pas uniquement cela qui guide mon envie de large. Car la course au large, à mon sens, c’est avant tout la sensation d’être en prise directe avec la nature. Il y a une dimension contemplative que j’apprécie énormément. Je crois que même s’il n’y avait pas la compétition, j’irais quand même faire du bateau. J’aime tout simplement être en mer. Mon métier de skipper me comble donc littéralement. Non seulement je peux évoluer chaque jour dans cet environnement naturel qui me fascine mais j’ai en plus la chance d’allier ma passion du sport, de la compétition, à ma passion pour la technique. Évidemment, quand on parle de technique, on parle de quête de performance et de développement de la machine. Les trois sont intimement liés sans hiérarchie réelle. La technique est au service de la performance et nous permet de créer l’outil le plus fiable pour aller vite sur l’eau. C’est l’équation de base qui fait aujourd’hui mon métier de skipper et qui me donne chaque jour envie d’aller plus loin, de mieux comprendre mon bateau, de le développer et de me surpasser pour aller vite sur l’eau.
La technique débute dès la conception du bateau, tout doit être maîtrisé pendant la fabrication. Il faut laisser le moins de place possible au doute et à l’erreur. Mais, forcément, une fois la machine née, il y a une longue phase de découverte. Le monocoque ou le multicoque prend forme dans notre imaginaire puis, une fois qu’il est à l’eau, il a sa propre vie. Pour autant, cela ne signifie pas la fin du développement technique. C’est même véritablement le début. Sur des projets comme les nôtres, il ne faut jamais s’arrêter. Chaque navigation doit permettre de mieux comprendre le bateau, de trouver des solutions si tout ne se passe pas comme on l’avait imaginé ou espéré, de saisir les opportunités pour améliorer les performances. Si la construction est une période qui m’intéresse vivement, cette phase de développement est tout aussi passionnante, très stimulante intellectuellement. Quand un bateau se comporte exactement comme on l’avait prévu, c’est quelque chose de très valorisant. Reste que si tel est le cas, il y aura toujours la place au développement pour aller chercher des petits pourcentages de gains en vitesse, en poids… Le développement d’un voilier de course est infini. C’est pour cette raison d’ailleurs que certains travaillent dans ce milieu très longtemps. Le domaine d’expertise ne fait qu’évoluer.
Je suis fasciné à l’idée de la découverte constante. J’ai eu la chance de naviguer sur de nombreux supports différents. J’ai connu les ORMA puis les multicoques sur lesquels on a commencé à mettre des foils. À chaque évolution majeure, on a eu du mal à imaginer la suite, à se dire qu’une nouvelle étape serait franchie prochainement. Pourtant, depuis que j’évolue dans ce milieu, jamais cela ne s’est essoufflé. Les bateaux progressent, les équipes deviennent expertes et in fine, nous allons toujours plus vite sur l’eau. Mon bateau en est le parfait exemple. Il a été mis à l’eau en 2009 et il continue aujourd’hui encore d’évoluer. C’est passionnant de réfléchir à cela depuis la terre, mais ça l’est tout autant quand tu vas naviguer et que tu te rends compte que les évolutions apportées permettent d’aller un peu plus vite. Voilà ce que j’adore : pouvoir à la fois participer au développement technique du bateau et ensuite l’utiliser sur l’eau. C’est un sentiment satisfaisant : cette impression de maîtriser toute la chaîne ! Mais dans notre sport, on ne peut justement jamais tout maîtriser. Nos 60 pieds sont des prototypes. Ils peuvent casser. La technique peut nous trahir. C’est une grande cause d’abandon. Quand je suis en course, ça m’arrive d’y penser, de craindre l’avarie. Pour un compétiteur comme moi, c’est toujours frustrant de ne pas pouvoir finir une épreuve.
Notre but est de gagner, et pour cela, il faut être capable de terminer ses courses.
La technique nous amène régulièrement à adopter une posture schizophrène. En tant que skipper et développeur de mon bateau, je suis constamment tiraillé. Je ne peux pas prendre des marges de sécurité trop fortes, je ne peux pas faire un coffre-fort. Cela irait à l’encontre de la performance. Je me sens parfois un peu funambule. Je marche sur un fil. Il faut que mon bateau soit solide, mais aussi suffisamment fin et léger pour pouvoir être le plus rapide possible. C’est l’une des complexités de notre sport car il est parfois difficile d’estimer les forces en présence au large. Je peux rencontrer une vague plus forte ou plus de face qu’une autre, ou taper quelque chose. Ces éléments sont très difficiles à modéliser donc ça passe par l’expérience et la prise de décisions. Nous n’avons cependant jamais la certitude que les choix réalisés soient les bons.
La technique n’est pas totalement maîtrisable. Elle oblige à ne jamais arrêter de se questionner, à se remettre en question. Elle contraint à observer, écouter, comparer. C’est aussi pour cela qu’elle me passionne autant.
On aurait tendance à réduire la dimension de performance à la technique. Or, elle tient beaucoup à l’humain. Une fois que l’on est sur l’eau, c’est-à-dire une fois que la technique a été mise en œuvre, que l’on a développé la meilleure machine possible et que l’on a appris à s’en servir, c’est l’humain qui prend le relais. C’est à l’homme de trouver les clés pour faire aller le bateau plus vite. Cela passe par une capacité constante à repousser ses limites, à aller puiser dans ses réserves. Cette phase où je me pousse moi-même dans mes retranchements m’intéresse énormément. S’il faut tendre à maîtriser la technique sur le bout des doigts, il est aussi nécessaire de se connaître profondément. C’est la même quête. Quand on arrive à faire corps avec le bateau, on éprouve alors un sentiment très valorisant.
Dans notre sport, c’est aussi la façon dont on est capable d’utiliser la machine qui fait la différence. Pour pouvoir l’utiliser à fond, il faut aller chercher loin dans ses limites et cela passe souvent par le psychique, surtout quand on est seul. En équipage, il y a toujours le regard de l’autre qui t’oblige à ne pas reculer, à ne pas baisser les bras, à ne montrer aucune défaillance. En solitaire, personne ne voit si tu as un peu la flemme d’aller faire une manœuvre, d’aller régler le bateau. Le seul regard extérieur qui va faire que tu ne lâcheras pas, c’est le tien ! Le mental prend le pas. Je travaille cela avec quelqu’un car il faut s’y préparer pour le Vendée Globe. Je veux être sûr de tout donner à 100 % pendant tout le tour du monde. Aujourd’hui, j’y pense tous les jours. C’est une course qui n’a lieu que tous les quatre ans. Il y a peu d’occasions d’y participer. Je ne veux rien regretter à l’arrivée.
La course au large, c’est l’opportunité d’exploiter les 24 heures qui nous sont offertes chaque jour. En mer, j’ai l’impression de vivre pleinement, d’optimiser le temps qui m’est donné. Quand tu es à terre, tu vas aller dormir huit heures, passer un peu de temps devant la télé, faire de longs repas… Finalement, tu n’exploites pas toutes les possibilités de la journée. Quand tu as passé cinq jours en mer, tu as le sentiment d’avoir vécu un mois à terre. Cette impression de vivre absolument, je l’adore. Quand tu pars pour un tour du monde ou pour 40 jours, tu passes toujours par un moment où tu te dis que cela ne va jamais se terminer. Tu es tout le temps en train d’aller chercher un peu plus loin. J’aime bien cette sensation-là, cette quête de performance. Mais attention, il ne faut pas réduire la performance à un classement ou à une victoire. Je crois qu’il y a d’autres manières d’évaluer la performance, et je suis persuadé, d’ailleurs, que ces critères vont évoluer dans les années à venir.
Ma plus belle performance, c’est probablement sur la Volvo Ocean Race. J’ai vraiment adoré cette course à laquelle j’ai eu la chance de participer deux fois, et même de décrocher la victoire en 2018. C’est ma meilleure performance sur le plan sportif. Pourtant, je crois que je préfère ma première fois, en 2014. Nous terminons troisième et j’en garde vraiment de très bons souvenirs. C’est véritablement là que j’ai découvert jusqu’où je pouvais me pousser, j’ai vraiment apprécié cette édition et j’ai eu l’impression d’être performant. Est-ce que la victoire est réellement le seul moyen d’évaluer la performance ? Je n’en suis pas sûr. C’est une réflexion intéressante, très connectée avec les enjeux sociétaux actuels. Nous arrivons un peu au bout de ce que l’on a pu faire dans la recherche de performance dans notre société. Et il va peut-être justement falloir réinventer ce critère de performance. C’est probablement davantage la manière que le résultat qui comptera à l’avenir.
Mon monocoque, c’est une machine par définition car ce n’est pas quelque chose qui a une âme, même si on finit par faire corps avec lui. Mais pour moi, avant même d’être une machine, c’est surtout un outil. Il ne faut pas se laisser dominer par son bateau. Je l’utilise, je le développe avec mon équipe. Ensemble, on le façonne. Mais attention, tu ne peux pas tout faire faire à un outil. Il faut adapter ta façon de naviguer à ton voilier, connaître et maîtriser ses forces et ses faiblesses, naviguer en pleine conscience avec ses paramètres. C’est le cas avec une personne aussi, un co-skipper par exemple.
L’enjeu sur une course comme le Vendée Globe, c’est de ne pas être en surrégime. Sur deux mois et demi, tu ne peux pas te permettre de le faire. Il faut être constamment à un niveau élevé de performance sans essayer de faire des choses dont tu n’es pas capable ou des choses que tu imposes de force à ton bateau. Pour ça, tu dois connaître tes limites et celles de ton bateau. C’est un peu paradoxal car j’expliquais qu’on pouvait repousser ses limites. Encore une fois, il s’agit toujours d’imaginer comment faire un peu mieux, comment progresser sans jamais franchir la ligne rouge. Quand tu arrives à cela, tu peux atteindre une forme de plénitude. En tous les cas, ce sont de grands moments de plaisir. Un peu comme ceux que j’ai pu vivre à bord du trimaran Banque Populaire V, sans hésiter la plus belle machine à bord de laquelle j’ai eu la chance de naviguer. C’est le premier très gros bateau sur lequel j’ai travaillé. Sur ce multicoque, j’ai vécu mes meilleures heures de barre. Ce sont des voiliers à bord desquels tu n’utilises pas le pilote automatique. Le pilote automatique, c’est évidemment fantastique en solo et on ne pourrait pas s’en passer, mais c’est vrai que barrer une machine comme Banque populaire V est extraordinaire. C’est un bateau avec un ratio poids/puissance très faible, donc un multicoque très puissant et léger à la fois. Un voilier rapide qui passe très bien à la mer.
Au large, il est important de développer ce qu’on appelle l’oreille mécanique, c’est-à-dire être capable de détecter quand ton bateau souffre ou pas. Cela permet d’ajuster, de savoir si tu peux tirer encore dessus en fonction de l’état de la mer, des conditions. Comment fonctionne ton gréement ? Quelles charges sont en jeu ? Il faut être capable d’anticiper tout cela et toujours avoir un œil sur le bateau. Tous ces indices permettent de savoir où tu en es dans le pourcentage d’utilisation de ta machine par rapport à sa résistance. Ça relève aussi un peu du sens marin. Il y a une dimension extrêmement sensorielle dans la navigation à voile car il faut ajouter l’écoute et l’interprétation de chaque vibration, de chaque choc… Tout cela fait partie de la « boîte à outils » pour pouvoir sentir ton bateau. On peut aussi bien sûr s’appuyer sur une approche plus cartésienne avec des données chiffrées. Mais il faut combiner les deux : le sensoriel et le cartésien. Pour l’heure, les données ne suffisent pas… Cela viendra peut-être à l’avenir. Je suis plutôt cartésien. D’ailleurs, ça ne m’est jamais arrivé jusque-là de parler à mon voilier. Cela arrivera peut-être au bout de deux mois en solitaire sur le Vendée Globe… En revanche, je me parle beaucoup à moi-même pour m’engueuler ou, au contraire, me motiver.
En tous les cas, je suis très content de partir faire le tour du monde avec mon bateau, ma machine. On commence à bien se connaître. Ce n’est pas un IMOCA de dernière génération mais il a un excellent potentiel. Il est polyvalent, rapide. Cela constitue déjà deux bons atouts pour le Vendée Globe. On verra par la suite. Plus tard, si j’ai l’opportunité de construire mon bateau pour aller faire du solitaire, ce sera vraiment un accomplissement. Forcément, pour moi, le voilier idéal est un bateau que je construis car je trouve tellement passionnant, dans mon métier, de pouvoir concevoir sa machine et ensuite de la mener au large. Cela génère un sentiment unique intellectuellement. J’ai eu l’occasion de le faire pour d’autres personnes avec lesquelles j’ai régaté, mais je ne l’ai jamais fait pour moi seul, pour aller naviguer en solitaire. Pour l’instant je ne me projette pas jusque-là. C’est une chance exceptionnelle d’être au départ du Vendée Globe et je compte bien profiter et partager ce qui m’est offert.
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